Chapitre XV

Quand il avait vu Peter Bald s’écrouler, une flèche fichée entre les deux épaules, Bob Morane avait tout de suite pensé avec terreur :

« Les Aniotos ! Les Aniotos ! »

Sans attendre la flèche qui, peut-être, lui était destinée, il s’était précipité à l’intérieur de la grotte et avait saisi sa carabine, prêt à défendre chèrement sa vie.

Les minutes s’étaient alors écoulées dans un silence total. À chaque instant, Morane s’attendait à voir se découper les redoutables silhouettes des Hommes-Léopards à l’entrée de l’excavation, mais rien de semblable ne se passa cependant.

— Nous avons été bien naïfs, murmura-t-il, de croire que les Aniotos abandonneraient ainsi la poursuite. Nous avons incendié leur village, et ils doivent nous en vouloir pas mal…

Il tourna ses regards vers les diamants, puis vers le corps de Peter Bald et les restes d’Herbert Greene.

— Ces diamants ont porté malheur à tous ceux qui ont voulu se les approprier. Greene, Chest, Brownsky et Bald sont morts. Vais-je périr moi aussi, moi dont les intentions sont pures pourtant, et Allan, et miss Hetzel, et M’Booli ?…

En songeant à ses amis, laissés là-haut, sur la savane, son cœur se serra. Peut-être, à l’heure présente, avaient-ils péri tous trois sous les coups des Bakubis… À cette pensée, la colère envahit Morane. Il ne pouvait demeurer là quand Wood, Leni Hetzel et M’Booli se trouvaient peut-être en danger. S’ils étaient encore en vie, il devait se précipiter à leur secours, pour continuer à combattre avec eux, pour mourir avec eux s’il le fallait.

— Il faut tenter quelque chose, Bob, si tu ne veux pas périr comme un rat dans son trou…

Aussitôt, il pensa à l’archer qui, du dehors, devait surveiller sa retraite, prêt à décocher un nouveau trait mortel. S’il en jugeait par la façon dont la flèche avait été tirée, l’archer en question devait être posté en haut de la muraille d’en face. Pour tirer vers le fond du défilé, il devrait se découvrir, et peut-être Morane pourrait-il profiter de cette occasion pour le mettre hors de combat.

Avec soin, Bob vérifia le magasin de sa carabine. Ensuite, il compta jusque trois et bondit au-dehors, la tête levée. Tout se passa comme il l’avait prévu. Là-haut, sur la crête, un Anioto se dressait, les épaules et la tête recouvertes d’une peau de léopard. En apercevant Morane, il encocha rapidement une flèche sur son arc et commença à tendre celui-ci. Mais déjà Morane l’avait encadré dans la lunette de son arme et avait pressé la détente. Atteint en pleine poitrine, l’Homme-Léopard tomba en avant et demeura suspendu au bord de la corniche, les bras ballant dans le vide.

D’un coup d’œil, Bob s’assura qu’aucun autre archer ne le guettait. Il récupéra le revolver de Peter Bald et sa ceinture d’armes, qu’il se boucla autour du corps. Sans attendre, il se précipita alors vers la vallée où il se sentirait plus à l’aise pour tenter de se défendre efficacement.

Tout en courant, Morane s’attendait chaque seconde à recevoir une flèche entre les deux épaules. Mais il déboucha cependant sain et sauf dans la vallée. Alors il se détendit et soupira d’aise. S’il se tenait au centre de l’ossuaire, les flèches des Bakubis ne pourraient l’atteindre mais, eux, au contraire, s’ils se découvraient, se trouveraient sans cesse à portée de sa carabine.

Morane se mit à marcher vers le centre de la vallée. En même temps, il prêtait l’oreille au moindre bruit, à l’affût surtout d’un coup de feu pouvant lui révéler la présence de ses compagnons, mais un silence total régnait partout… Et, soudain, devant Bob, une ombre gigantesque, tendant de longs bras aux extrémités garnies de griffes terrifiantes, se découpa sur le sol. Seule, la terreur, qui paralyse certains, fit agir Morane. La crosse de sa carabine serrée contre la hanche, il fit volte-face et, d’un brusque saut de côté, évita les griffes de fer prêtes à s’abattre sur lui. En même temps, il pressait la détente. Touché mortellement, l’Homme-Léopard sembla se replier sur lui-même, tomba à genoux et, longuement, mû sans doute par une ultime fureur meurtrière, laboura le sol de ses griffes. Ensuite, il roula sur le côté et ne bougea plus.

Faisant glisser une nouvelle cartouche dans le canon de son arme, Morane s’approcha de sa victime et, du pied, la retourna sur le dos. L’Homme-Léopard ressemblait à présent à un grand pantin désarticulé et, jamais plus, il ne commettrait de meurtres rituels.

« Il a son compte, pensa Bob. Sans doute se tenait-il embusqué derrière un de ces squelettes. Si je n’avais pas eu le soleil dans le dos au moment où il s’est précipité sur moi, mon compte était bon… »

En même temps, une grande amertume s’emparait de lui. La vie humaine lui était sacrée, et il venait d’en sacrifier deux pour sauvegarder sa propre existence. Aussitôt, cependant, ce regret fut balayé par une préoccupation lancinante. D’autres Hommes-Léopards pouvaient être embusqués dans la vallée et tenter de l’assaillir à leur tour.

Mû par une subite fureur à laquelle, sans qu’il se l’avouât, se mêlait de la peur, Morane se mit à arpenter la vallée dans tous les sens, fouillant chaque accident de terrain, jetant un coup d’œil derrière chaque squelette, prêt à ouvrir le feu sur tout ennemi qui se révélerait.

Finalement, il s’arrêta, persuadé d’être à nouveau seul dans la vallée. Peut-être les deux Hommes-Léopards qu’il venait d’abattre étaient-ils des individus isolés, tout comme le chasseur qui, quelques jours auparavant, avait blessé Allan Wood. Longuement, Morane inspecta encore le sommet des murailles, mais toujours sans y découvrir la moindre présence. Il décida alors de tenter de rejoindre ses compagnons qui, peut-être, avaient besoin de son aide.

Il se mit à avancer lentement vers l’extrémité de la vallée, pour gagner l’endroit par où il était descendu la veille. Le silence l’oppressait et il se sentait mal à l’aise. Néanmoins, il continua à progresser en direction de la muraille. Il y était presque parvenu quand un sifflement le fit bondir en arrière, et une sagaie vint se planter dans le sol, à quelques centimètres à peine de son pied droit. Déjà d’autres sagaies sifflaient mais, heureusement, aucune ne le toucha.

Morane s’était mis à courir vers un squelette de brontosaure, le plus proche, pour se réfugier derrière. D’où il se trouvait à présent, les flèches et les sagaies des Hommes-Léopards ne pouvaient l’atteindre, tandis qu’il pouvait les toucher de ses balles s’ils se découvraient. Il avait dévissé le silencieux de sa carabine, de façon à ce que ses coups de feu alertassent ses compagnons, au cas où ceux-ci demeuraient en vie.

Là-bas une forme humaine, puis une autre, se dressèrent au sommet de la falaise. Dans la lunette de son arme, Bob reconnut deux Hommes-Léopards. À deux reprises, il pressa sur la détente, et les deux silhouettes disparurent.

Une demi-heure passa dans l’attente, sans qu’à nul moment les Bakubis ne se manifestassent à nouveau. Alors, très loin, des coups de feu retentirent. Une dizaine en tout. Puis, le silence se reforma.

— Wood, Leni, M’Booli, murmura Bob. Les Hommes-Léopards les ont attaqués…

Cette fois, il ne douta plus du sort de ses amis. Si ceux-ci s’étaient arrêtés de tirer, c’était parce qu’ils étaient morts, ou prisonniers… Morane serra les dents et s’apprêta à défendre férocement sa vie, tout en vengeant la mort de ses compagnons…

 

*
* *

 

— Vont-ils enfin se décider à attaquer ? Vont-ils se décider ?

Depuis plusieurs heures à présent, toujours à l’abri de son squelette de brontosaure, Morane attendait l’assaut des Bakubis. Mais ceux-ci ne semblaient cependant pas décidés à se montrer à nouveau. Le soleil, déjà haut, pesait lourd sur les épaules du Français et, parfois, il croyait voir quelque chose bouger derrière les dépouilles fossiles. Chaque fois cependant, il se rendait compte d’être le jouet de sa propre imagination.

Bob repoussa son feutre en arrière et, glissant la main entre crâne et coiffe, passa les doigts dans la brosse de ses cheveux trempés de sueur.

« Sans doute les Bakubis attendent-ils la nuit pour attaquer, cette heure entre chien et loup à laquelle le soleil est déjà couché et la lune pas encore levée. Alors il leur sera facile de venir me cueillir… »

À force d’observer le sommet des murailles, ses yeux lui faisaient mal et, parfois, il devait les fermer, pour les soustraire durant de brefs instants à la morsure du soleil. Il avait soif et faim et aussi, il devait se l’avouer, peur. Cette attente lui sciait les nerfs. « Peut-être les Bakubis espèrent-ils me pousser à bout et me forcer à foncer vers eux, dans un sursaut de désespoir. Il leur serait alors aisé de me larder de flèches et de sagaies… »

Morane se mit à rire et, dans le seul but de se donner de l’assurance, dit à voix haute :

— Si ces croque-mitaines déguisés comptent là-dessus, ils peuvent toujours patienter jusqu’à la consommation des siècles. Je n’ai rien du suicidé par désespoir et, s’ils me veulent, ils devront venir me chercher…

Pourtant, au fond de lui-même, il ne se faisait guère d’illusions… Son heure viendrait et, seul, il ne pouvait espérer reculer l’instant décisif…

Brusquement, il sursauta. Des coups de feu venaient de retentir, tout proches. « Allan, Leni, M’Booli, pensa-t-il. Ils arrivent à la rescousse !… » Mais il se reprit vite. Peut-être était-ce le bruit du tonnerre qu’il entendait. Pourtant, il n’y avait guère de nuages et le ciel demeurait d’un bleu cruel, avec la tache jaune de ce soleil dévorateur.

Il reporta ses regards vers la corniche, là-bas, tout en haut de la muraille. Une silhouette humaine, dans laquelle il reconnut un Homme-Léopard, venait de se dresser. Soudain, le Bakubi sembla battre des bras et tomba d’un bloc vers le fond de la vallée. À travers la puissante lunette de la carabine, Bob inspecta le corps immobile, pour constater avec surprise qu’il portait une sagaie plantée en pleine poitrine.

« Que se passe-t-il ? Les Hommes-Léopards se mangeraient-ils entre eux ?… »

Au sommet de la muraille, une seconde forme humaine s’était dressée.

— Celui-là, pensa Bob, je ne le manquerai pas. Si les Bakubis veulent à tout prix s’entre-tuer, je ne leur refuserai pas un solide coup de main…

Déjà, la seconde silhouette s’encadrait dans la lunette. Pourtant, Bob ne pressa pas la détente. Ce grand noir à demi nu et aux cheveux d’un blanc de neige, il le reconnaissait. C’était Bankutûh, le redoutable roi des Balébélés…

La Vallée des Brontosaures
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